L’inhabitable. Les Maisons noires de Maude Maris
Lorsque je proposai à Maude Maris, lors de l’entretien qui a préludé à l’écriture de cet article, d’intituler ce dernier « L’inhabitable », elle m’apprit que ce mot figurait dans ses notes relatives aux Maisons noires. Cette conjonction d’idée démontre que, dans le cas présent comme ailleurs, l’intelligence de l’art réside bien dans la transmission (plutôt que la « communication ») d’idées ; et que bien que l’œuvre d’art déborde toujours les significations qu’on veut lui prêter, elle porte en elle un point nodal autour duquel l’artiste et le critique peuvent s’accorder.
Emergence d’un motif
Des maisons, on en trouve déjà dans la peinture de Maude Maris, dans les paysages composites qu’elle élabore à partir d’une banque d’images collectées sur Internet, parmi des enrochements aux allures tout à fait artificielles et d’autres éléments inidentifiables ; des maisons entières, à demi ruinées ou en chantier. Le projet pictural de l’artiste semble consister à nous faire entrevoir l’artificialité de notre espace construit ; un projet servi par une manière ne permettant pas au regard d’ « accrocher » : « ma peinture est un acte de lissage, de disparition des détails », écrit-elle dans un texte qu’on peut lire sur son site Internet. Dans sa pratique du dessin, elle a progressivement isolé cet élément, pour aboutir à la série des Maisons noires.
Moralité, architecture et vagabondage
Les maisons de Maude Maris sont irrationnelles. Monolithiques ou labyrinthiques, les proportions incongrues, la difficulté à distinguer des niveaux d’élévation, la distribution illogique des ouvertures, parfois l’absence de toit, les rendent invivables. Par ailleurs elle semblent faites d’un matériau unique, sombre, de ce noir avec lequel le mélancolique est aux prises. David Watkin, après Nikolaus Pevsner, a suggéré que l’architecture était affaire de moralité : « Viollet-Leduc, Morris, Berlage, Frank Lloyd Wright, Le Corbusier ont tous cru que leur travail était généré par une honnêteté envers les matériaux. Ainsi même lorsqu’ils utilisaient les mêmes matériaux ils ont toujours travaillé dans des styles différents et immédiatement reconnaissables. L’idée que ce qui distingue un objet d’un autre n’est pas le style mais la moralité a été nettement établie par Pevsner qui affirma que « des matériaux et une technique hypocrites » sont « immorales »1 ». Plutôt qu’ « immorales », de par leur absence de concession à toute forme de fonctionnalité, les maisons de Maude Maris seraient amorales, en ce sens qu’elles sont indifférentes à l’humain. Plus encore : que dans leur hiératisme elles congédient l’humain. Ainsi elles ne sont pas ce « premier univers », ce « non-moi qui protège le moi », ces lieux rassurants dont parle Bachelard dans sa Poétique de l’espace (un ouvrage auquel l’artiste fait référence) ; non pas des maisons à investir, à habiter, mais des lieux de la mémoire où se trouveraient relégués l’impensable, le traumatique, le tabou, les fantômes. Des mausolées, en somme. Ces bâtisses, au contraire, nous aliènent, nous jettent dehors, font de nous des errants, nous obligent à nous arracher au foyer pour nous confronter à ce que nous aimerions tenir hors de celui-ci. « Les philosophes ne manquent pas qui « modifient » abstraitement, qui trouvent un univers par le jeu dialectique du moi et du non-moi. Précisément, ils connaissent l’univers avant la maison, l’horizon avant le gîte » : ces « philosophes » dont parle encore une fois Bachelard, trouvent leur homologue dans le voyageur deleuzien, le voyageur de la « pensée du dehors » : « qui est parvenu ne serait-ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur, pour un voyage qui toutefois ne tendra pas vers un but dernier car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe dans le monde, aussi ne doit-il pas attacher son cœur à rien de particulier, il faut qu’il y ait en lui une part vagabonde, dont le plaisir soit dans le changement et le passage »…
Ars memoriae et Denkmalkultus
Les maisons noires flottent sur le blanc du papier, sans sol, sans ligne d’horizon, sans éléments paysagers, sans présence humaine, sans rien qui puisse nous indiquer une échelle : « l’espace vide dans lequel mes maisons sont placées, s’apparenterait plutôt à un espace abstrait, dans le sens d’un espace non mesurable, champ du possible, qui permet une échelle indéfinie. » De ce fait elles ressemblent plus à des maquettes, au modello de l’architecte de la Renaissance, voire à la projection mentale d’un possible qu’au rendu fidèle d’un existant architectural. Espace abstrait mais également mémoriel (l’artiste mentionne parmi ses lectures de prédilection L’Art de la mémoire de Frances Yates). Ainsi les édifices de Maude Maris seraient-ils l’objet d’une remémoration ou d’une commémoration, les souvenirs d’une vie fictive — l’approche largement intuitive de l’architecture par Maude Maris ne dissocie pas le fait constructif de l’espace vécu : en témoignent son intérêt pour l’ouvrage d’Edward T. Hall The Hidden Dimension (1966) et cette déclaration : « leur état « flottant » peut effectivement faire allusion à l’émergence d’une pensée, d’un souvenir. En tout cas, s’il s’agit de mémoire, elle serait plutôt sensorielle, renvoyant à l’impression que l’on peut avoir en pénétrant dans un bâtiment dont les proportions nous paraissent inhabituelles [je souligne] » — ou les monuments d’un monde oublié. Non pas le monument où nous l’entendons communément, la construction solennelle ; plutôt l’idée de monument que défini Aloïs Riegl en 1903 dans Der Moderne Denkmalkultus, une idée extensive incluant toute trace significative d’une époque. Si l’on accorde, comme nous l’avons suggéré plus haut, une valeur de commémoration — Riegl distingue trois valeurs possible du culte des monuments : d’ancienneté, d’historicité et de commémoration — aux Maisons noires, alors elles existent hors du temps, ou plus exactement dans une perpétuelle présenteté : « alors que le culte de l’ancienneté est exclusivement fondé sur la dégradation et que le culte de l’historique veut arrêter toute dégradation mais sans toucher à celles déjà accomplies qui justifient son existence, le culte de la commémoration prétend à l’immortalité, au présent éternel ».
On peut finalement dire que les architectures imaginaires de Maude Maris sont cosa mentale, qu’elles sont l’œuvre d’un hypothétique architecte qui aurait oublié ce que Le Corbusier nomme dans Vers une architecture (1923) les « données utilitaires » au profit de l’ « imagination » et de la « création plastique » : « Le plan de la maison, son cube et ses surfaces ont été déterminés, en partie, par les données utilitaires du problème et, en partie, par l’imagination, la création plastique. Déjà, dans son plan, et par conséquent dans tout ce qui s’élève dans l’espace, l’architecte a été plasticien, il a discipliné les revendications utilitaires en vertu d’un but plastique qu’il poursuivait ; il a composé ».