A text by Amélie Lucas-Gary, (translation Jeffrey Zuckerman) for the exhibition Carnaire, Les Ateliers Vortex, Dijon, 2020

Le vendredi 13 mars, j’avais rendez-vous avec Maude pour voir ses dernières peintures ; j’arrivai à Malakoff en début d’après-midi. J’étais déjà venue et je me souvenais bien de l’immeuble comme de son étrange façade aveugle. Je sonnai à Maris avant de monter dans l’ascenseur, les mains derrière le dos jusqu’au seuil de sa porte.

En entrant, je ne portais pas de masque ; nous ne nous sommes pas non plus embrassées. Je me suis lavé les mains dans la cuisine, pendant que Maude préparait un café. Son atelier n’avait pas changé depuis ma dernière visite, trois ans plus tôt ; il était sobre, assez austère je dirais, et le volume immense de la salle de peinture m’avait encore surprise après un si étroit couloir : les plafonds étaient hauts, toujours, et la baie vitrée ouvrait sur la terrasse déserte, son ciel. Dans les étagères, s’alignaient de minuscules figurines colorées tandis qu’aux murs, rayonnaient ce jour-là, les grandes toiles carnaires.

D’abord, on a bu un café en parlant du virus, du cours des choses dans le monde et de nos projets bientôt suspendus : Maude se demandait si elle pourrait partir le lendemain, à Istanbul, où sa résidence allait débuter dans un lycée ; quant à moi, j’essayais d’évaluer tout ce que pourraient changer à ma vie bancale une fermeture des frontières, un couvre-feu, un confinement, ou des morts – j’étais alors en vadrouille entre les appartements des plus gentils de mes amis.

Assise sur un tabouret, au centre de la pièce, si vide, je ne savais pas bien où regarder, mais on parlait d’archéologie et de Çatal Höyük, un site Anatolien mis au jour en 1951. Maude m’expliquait que dans ce vaste village néolithique, sans rues, on accédait aux maisons par les toits ; que les morts étaient inhumés sous les planchers, dans les fours, les banquettes, les corps des nouveau-nés ensevelis sous les seuils. Elle me racontait aussi que tous les quatre- vingt ans environ, les maisons étaient détruites et rebâties à l’identique, sur les fondations des précédentes.

On parlait de ça, et d’Alice. Maude m’indiquait le titre provisoire de l’exposition à venir, « Flamingo Croquet », qui ranima instantanément en moi les images affolantes du film de Walt Disney : la reine et les têtes coupées, le rouge dégoulinant des pinceaux sur les cartes à jouer. On regardait ses peintures. Si j’avais pu, j’aurais tourné autour. Si j’avais pu les tenir dans la main, je les aurais retournées. Je ne sais pas si Maude les regardait ainsi mais j’avais le sentiment inexplicable qu’elle ne me disait pas tout.

On parlait des motifs, des couleurs et de la technique, et puis de ce qu’elle veut dans la peinture, qui me touche. Maude aspire à peindre ce qu’on ne pourrait pas voir dans la réalité : le détail et l’ensemble. Je me demandais en l’écoutant si donc ses peintures ne relevaient pas de la réalité. Elle m’avait écrit dans son mail : « J’y vois aussi une manière d’être au monde, d’être à la fois en son cœur et de prendre du recul. De vivre un événement émotionnellement et avec distance, d’être dans le corps et hors du corps, une impression constante d’être à l’intérieur des choses tout en y étant extérieure ».

Je ne savais pas si ces phrases énonçaient des considérations théoriques, ou si Maude parlait de son propre sentiment d’exister, et ce flou me plaisait. On parlait de cette vision qu’elle invente ; on en parlait quand son téléphone a sonné. Elle a d’abord regardé de qui il s’agissait ; avant même de décrocher, elle eut l’air inquiet. J’entendais ensuite ce qui se disait à l’autre bout du fil : c’était sa galeriste, je supposais, qui parlait très fort et trop vite, avec un léger accent. Je comprenais que Maude devait prendre un avion en début de soirée, car le lendemain, tous les vols internationaux seraient suspendus. Elle a raccroché, enfin, un peu bouleversée, hésitante. Moi je pensais encore à son mail : « C’est la peinture elle-même qui me permet de figurer le fragment et le tout, de saisir la matière et l’immatériel ensemble ».

Je ne sais plus comment les choses se sont dites, mais tout s’est fait très naturellement il me semble : on a décidé que je resterais chez elle jusqu’à son retour. Maude a préparé ses bagages, jetant quelques vêtements dans une valise, emballant soigneusement son matériel et quelques livres. Elle était anxieuse ; je voyais ses mains trembler en fermant ses sacs. On a convenu que je m’occuperais du chat qu’elle n’avait plus le temps d’emmener chez son ami comme prévu. J’avais quelques affaires dans ma voiture, et je me disais que, pour écrire ce texte, ce serait parfait de vivre avec les oeuvres.

À 18h, Maude quittait précipitamment l’atelier pour l’aéroport ; il faisait encore jour. Le ciel était d’un rose éclatant à travers la baie vitrée. Nous ne le savions pas mais les choses et les gens resteraient là où ils étaient pendant presque deux mois. J’ai commencé par faire des courses, démesurées pour une personne seule, puis j’ai changé les draps et fait le ménage. Mon asthme chronique m’avait rendue absolument paranoïaque vis à vis du virus, mais aussi de la poussière et des pollens, et je ne sortirai pas durant les deux semaines suivantes.

Je décidai de vivre et dormir dans la grande salle de peinture où je trainai le matelas de

Maude. Les changements de pièce m’inquiétaient : j’avais le sentiment que quelque chose arrivait dans mon dos. Rester au même endroit atténuait cette impression, désagréable – ma paranoïa. N’étant jamais parvenue à baisser le volet roulant, je me levais avec le jour tous les matins. Je suivais les nouvelles du monde. Je lisais les livres de Maude, en particulier des essais philosophiques compliqués que je n’ouvre pas d’habitude. Je ne voyais pas encore vraiment son travail sur les murs, mais j’avais le sentiment net que ça me regardait.

C’est avec le jour, le cinquième, que tout commença à vaguer visiblement. Je commençais à voir le monde comme les peintures invitaient à le faire, cela allait peut-être même un peu au- delà de ce que Maude pensait avoir accompli. Les objets des tableaux, mes affaires, le mobilier et le matériel se dilataient dans la pièce : leurs contours s’effaçaient sans qu’ils disparaissent – mes regards fuyants les y avaient autorisés. C’était un peu comme si l’extérieur et l’intérieur des choses et des êtres – moi, le chat – se dissociaient et devenaient préhensibles ensemble et distinctement pourtant. Il n’y avait plus de miroir : il avait fondu, disparu, aucun éclat non plus ne jonchait le sol à mes pieds. La chose était son image, son image son égal.

Au fil des jours confinés, sous les formes osseuses, enduites, peintes et magnifiées, je voyais l’intérieur : c’est à dire le temps des morts, les jarres, des jarrets, les pieds veineux des ancêtres, les chiens savants, les chouettes, les enfants, leurs armes et des godes. Je voyais s’envoler un hibou, danser des os, s’animer les bustes mutiques et flotter les draps du lit des fantômes. Je voyais grandir le monde, sans la nécessité d’une mise au point entre ce qui m’était étranger ou propre. Je vivais désormais dans cet espace vaste, clair, autrefois tranché par une grande glace sans tain.

Après la deuxième semaine, mes provisions étaient épuisées et je ne pensais plus à manger, toute à ma nouvelle existence, libérée des factions et des distances. C’est le chat qui me tira enfin de cette extase dangereuse : je le voyais amaigri, faible et c’est pour le nourrir que je décidai de sortir. Mais, à peine arrivée dehors, au pied de l’immeuble, sur le trottoir, je m’effondrai. D’abord, je crois que personne n’osa approcher tant mon corps défait était inquiétant. Quelqu’un cependant appela les pompiers qui me conduisirent à l’hôpital où je passai quelques jours. Une amie s’occupa du chat par la suite. Bien que j’ignore ce qui a pu se produire, je conserve une vision très claire, précise, de ces jours auxquels je repense aujourd’hui avec nostalgie. Je n’avais pas raconté à Maude cette histoire avant d’écrire ce texte, pour son exposition.

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On Friday, March 13, I had plans with Maude to see her latest paintings; I got to Malakoff in the early afternoon. I’d already been and what I remembered of the building was the odd lack of windows on one side. I buzzed Maris before going up the elevator, my hands behind my back until I was in front of her door.
As I entered, I had no mask on; we didn’t kiss each other’s cheeks. I washed my hands in the kitchen while Maude made coffee. Her workspace hadn’t changed since my last visit, three years earlier; it was stark, I might say rather spartan, and the painting studio’s immense proportions caught me by surprise after such a cramped hallway: the ceilings were still high, and the bay window overlooked the empty terrace, its sky. On the shelves were tiny painted figurines and, on the walls, radiant that day, the huge flesh-eating paintings.
We started by drinking coffee and talking about the virus, the way things were going in the world, and our projects soon to be put on hold: Maude wondered whether she would be able to leave the next day for Istanbul where her residency at a school was supposed to begin; as for me, I was trying to figure out everything that might change in my precarious life—border closings, curfews, lockdowns, deaths. At that time I was drifting through the various apartments of my friends.
Sitting on a stool, in the middle of the rather empty room, I wasn’t sure where to look, but we talked about archaeology and Çatal Höyük, an Anatolian site excavated in 1951. Maude explained that in this sprawling Neolithic village, for lack of streets, people entered homes by roofs; the dead were buried beneath the floorboards, hearths, platforms in larger rooms, the bodies of newborns were placed under doorsteps. She also told me about how, every eighty years or so, the houses were torn down and rebuilt exactly as they had been, on the foundations of the previous ones.
We talked about that, and about Alice. Maude showed me the provisional title of her forthcoming exhibition, “Flamingo Croquet,” which immediately reminded me of those terrifying images from the Disney film: the queen and her cut-off heads, the red on the paintbrushes splattering onto the playing cards. We looked at her paintings. If I could have, I would have walked around them. If I could have held them in my hand, I would have turned them over. I don’t know whether Maude was looking at them that way, but I had an inexplicable feeling that she wasn’t telling me everything.
We talked about patterns, colors, and technique, and then what she sought out in painting, which I found touching. Maude was set on painting what could not be seen in reality: the part, the whole. I wondered as I listened to her whether this meant her paintings didn’t draw on reality. She wrote in her email: “I also see painting as a way to be in the world, to be both deep within it and properly far away from it. To experience an event emotionally and at a distance, to be inside it and outside it, a constant feeling of being on the interior while being exterior to it.”
I wasn’t sure if these lines were articulating theoretical considerations, or if Maude was talking about her own experience of existing, and this uncertainty didn’t displease me. We talked about this vision she was creating; we were talking about it when her phone rang. She looked at who it was; even before she picked up, she seemed worried. Then I heard the voice on the other end of the line: it was her gallery’s owner, I imagine, talking very loudly and hurriedly, with a slight accent. I understood that Maude had to take a plane early this evening, because the next day all international flights would be canceled. She finally hung up, a bit shaken, uncertain. I was still thinking about her email: “Painting itself is what allowed me to figure out the part and whole, to get a grip on both the material and the immaterial.”
I don’t remember how we settled on it, but everything seemed to come together very organically: we decided that I would stay at her place until she came back. Maude packed her bags, throwing together a few clothes, carefully stowing her supplies and a few books. She was anxious; I could see her hands trembling as she zipped her suitcases shut. We agreed that I’d watch the cat she didn’t have time to take to her friend as originally planned. I had a few things in my car and I figured that, to write this text, it would be perfect to live with these artworks.
At 6 pm Maude rushed out of the art studio for the airport; it was still daylight out. The sky through the bay window was a striking pink. We had no way to know that things and people would stay where they were for nearly two months. I started by doing the shopping, far too much for a single person, then I changed the sheets and cleaned the place. My chronic asthma meant I would be paranoid not just about the virus, but also about dust and pollen, and so I ended up not leaving the place again for the next two weeks.
I decided to live and sleep in the huge painting studio where I’d dragged Maude’s mattress. Changing rooms worried me: I felt like something was happening behind my back. Staying in the same space staved off this disagreeable impression—my paranoia. I never managed to pull down the roller shade, and so I rose with the sun every morning. I kept up with the world news. I read Maude’s books, especially those complicated philosophical essays I wasn’t in the habit of poring through. I didn’t really see her work on the walls anymore, but I distinctly felt it watching me.
It was during the day, the fifth one, that everything started to tremble visibly. I started seeing the world the way the paintings invited me to; it might have gone a bit beyond what Maude was hoping to have accomplished. The paintings’ subjects, my belongings, the furniture, and the materials began expanding in the room: their outlines faded but did not quite disappear—my fleeting glances had given them free rein. It was a bit like the inside and the outside of things and beings—myself, the cat—were dissociating and becoming prehensible as a whole and even distinctly. There was no mirror anymore: it had melted, vanished, no reflected gleam stretched across the floor beneath my feet anymore. The thing was its image, its image its equal.
Over the course of my days in lockdown, under the skeletal, primed, painted, and magnified forms, I saw the inside: that is, the time of the dead, jars, shards, forefathers’ veined feet, trick dogs, owls, children, their weapons, and dildos. I saw a tufted owl take flight, bones rise up, mute busts grow animated, and the sheets of ghosts’ beds billow. I saw the world grow, without any need for any distinction between what was odd or familiar for me. I now lived in this immense, bright space that had once been divided by a huge, unsilvered mirror.
After the second week, my supplies had run out and I wasn’t even thinking about eating anymore, just about my new existence, freed from factions and distances. What finally pulled me out of this dangerous rapture was the cat: I saw how thin and weak it was and feeding it was why I decided to venture out. But no sooner had I gotten outside, past the doorstep, on the sidewalk, than I collapsed. At first I think nobody dared to get close given how unnerving my body was. But someone still called emergency services and I was taken to the hospital where I spent several days. A friend took care of the cat after that. Even though I have no idea what could have possibly happened, I still have a very distinct, precise image of those days that I still think back on with nostalgia. I didn’t tell Maude this story before writing this text for her exhibition.