« Gros sabots », un texte pour « Été », Le Ravitaillement, Gavray-sur-Sienne, 2025 par Hugo Pernet

 

 

des litres de

grenadine

brûler des granges

éviter les chiens

distribuer l’électricité

avec nos genoux

domine le

paysage

néglige l’anatomie

serre à droite

dans un repli

de la nationale

mon père tondait la pelouse

et c’était comme s’il partait à la guerre

(les jours suivants

il pouvait glander tant qu’il veut)

un jour, un veau

a passé la clôture

il était comme Christophe Colomb

au milieu du jardin

à l’auberge de Retord

on servait

un menu unique

gratin dauphinois

et tarte aux myrtilles

puis l’un des deux frères –

peut-être celui

qui peignait –

est tombé malade

dans la combe de

Merlogne se forme

par intermittence un

petit lac, qui gèle

entre les sapins

certaines années,

son niveau est

exceptionnellement

haut, on se déplace

alors de tout le

département pour

se promener dans

le paysage

 

 

Salut Maude,

j’ai écrit ces quelques vers qui forment une séquence, composée de poèmes fragmentés ou au moins incomplets – comme ils le sont toujours. Les poèmes ne peuvent pas être trop adroits. Ils ont plutôt une démarche de cheval qui se relève de sa sieste, ces gros sabots de Percheron.

 

Comment un poème sur l’été peut-il nous emmener au bord d’un lac gelé, sur un ton de dépliant touristique même pas tellement convaincu ? Le Bugey est une région méconnue ; ses habitants n’en font que mollement la publicité, car ils ont l’instinct de préservation. C’est une attitude générale qu’on peut sans doute individualiser ici : c’est par instinct de préservation que je n’ai pas laissé affluer les souvenirs du passé.

 

À Génissiat il y a le barrage. La piscine municipale se situe à quelques centaines de mètres, sous les lignes haute tension qui produisent un bourdonnement continu et qu’il faut essayer d’ignorer pour profiter de la baignade ou des pelouses adjacentes au bassin. L’été nous y allons depuis le lotissement, en vélo pour les plus jeunes, en mobylette pour les aînés qui ont réussis à convaincre leurs parents. Nous empruntons une route dangereuse, fréquentée par les camions de la carrière située à mi-chemin des deux villages, creusée dans le flanc de la montagne. L’aller est très facile ; nous n’avons qu’à nous laisser entrainer par la pente jusqu’à destination. Mais le retour, après des heures passées à lutter pour le contrôle d’un matelas en mousse au milieu d’un petit rectangle d’eau chlorée, est une autre paire de manches.

 

Il me semble que c’est à cet endroit que se situe la poésie, dans cet âge indéterminé, cette semi liberté qui a merveilleusement à voir avec les limites du langage. J’ai pris soin de ne pas trop parler d’art, si ce n’est de manière elliptique à travers la figure d’un peintre amateur. Car je crois que c’est une question importante pour toi, cette histoire de mains représentées « comme des cuillers en bois » et qui donnent la colique à Otto Modersohn.

 

Tu m’as raconté tes étés à nourrir les chevaux, promener le lapin et inventer des recettes de plantes. Quelle est ta recette pour réussir une peinture ? Peut-être que justement tu ne cherches plus tant que ça la réussite, que tu as repris tes activités enfantines. Ce lac intermittent, dont j’avais oublié l’existence, est la porte entre nos deux mondes, une pièce de monnaie qui tourne, tantôt pile, tantôt face, dans l’espace intermédiaire du souvenir.

 

Cette pièce est gravée d’un œil de cheval.