Maude Maris ou le point de vue de la peinture en question
Produire de l’espace dans la peinture
Construire la peinture dans l’espace
Les devoirs de la peinture
« Jouer les mourants ne pose pas de problèmes, c’est jouer la vie qui est difficile », affirme sans ambages le comédien Michel Bouquet. Dans la peinture aussi, ai-je envie de dire, beaucoup jouent les mourants. Car vivre, car créer c’est s’engager, prendre acte de son histoire et avancer. La peinture précisément, dans son histoire, fut liée à deux devoirs, deux fonctions essentielles. La première, et la plus ancienne, consiste en la décoration d’architecture, de maisons, d’églises, de palais et de monuments. L’autre, plus personnelle, plus profonde, plus expérimentale, est en rapport à l’art de peindre même, en intervenant dès le monde antique sur des supports qui se déplacent (peinture de chevalet), et en impliquant dans son art même une dimension significative, contemplative ou intellectuelle. L’intérêt premier du travail de Maude Maris, c’est qu’elle part d’abord de ce constat, et qu’elle en construit de possibles applications.
Produire de l’espace dans la peinture
Construire la peinture dans l’espace
Pour ce faire, l’artiste travaille à partir du document photo. Les clichés réorganisés, accolés dans une perspective axonométrique (Le barrage) ou en plongée (La tour) reconstruisent le point de vue de manière englobante. C’est là la première étape du travail, avant de le transposer en peinture sur des supports en rapport à la construction et au tableau, davantage qu’à la toile. Le principe, on l’aura compris, compte davantage dans son ensemble figuré que dans le détail, ce sont des paysages d’architectures simplifiées, aux motifs réduits à l’essentiel et aux couleurs nuancées. Partant du réel et de la démarche « objective » de l’académie des beaux-arts de Düsseldorf, Maude Maris perçoit une méthode singulière pour produire de l’espace dans la peinture et construire la peinture dans l’espace. Elle vient réconcilier les fonctions historiques de la peinture avec l’entreprise actuelle de son projet.
Tableau d’espace et espace chevalet de la peinture,
Des points de vue portes d’entrée en issues de sortie
Partant de cette réflexion, la peinture prend conscience du mur et se l’approprie dans des supports mobiles, telles des scènes de théâtre, placés de telle manière que le regard de l’observateur sur la peinture se confronte aussitôt à la réalité de son espace, créant un lien fusionnel entre la représentation proposée et son espace d’accueil. Ainsi le mur est tableau d’espace, et l’espace chevalet de la peinture un mur espace qui peut, comme dans Le barrage, se renverser sur un angle de 45°. Avec l’installation La tour, le principe se veut moins chaotique et plus autoritaire, c’est un espace dans lequel le spectateur peut se réfugier. La situation offre autant de peintures que de points de vue, des points de vue qui sont des portes d’entrée, et de fait aussi, des issues de sortie. Nous nous mouvons alors dans un panorama avec un centre et une périphérie, dans lequel on peut circuler. Le dispositif fixe l’observateur de la peinture dans une position et un temps antérieurs, ceux de la prise initiale des photos. Ainsi avec La tour, son ombre étirée peinte sur un des panneaux présente en rappel son absence réelle, dont la menace sombre est dominée. Les panneaux posés sur des équerres de bois prennent position aux quatre orientations sud, nord, est, ouest, offrant des points de vue obliques sur le lieu d’exposition, et qui font scander réalité et illusion, peinture et espace, écran dans l’imaginaire du tableau et points de fuite dans le réel.
Tromper l’objectivité pour la rendre plus apparente
La peinture en perspective (skiagraphia), avec sa recherche de l’effet, est reçue par Aristote comme vulgaire et méprisable en soi. Pour cet illustre philosophe peu enclin aux arts, elle chercherait à tromper, elle vise à troubler la vue, elle engendre des simulacres, ce qui lui fait penser que la peinture ment : « Quant à l’élocution propre aux harangues, elle ressemble tout à fait à une peinture de perspective : plus grande est la foule des spectateurs, plus est éloigné le point d’où il faut regarder. Aussi l’exactitude des détails est-elle superflue ». La peinture, la perspective, la perte du détail, le point d’où l’on regarde, nous sommes au cœur même de l’art en question, hormis que les peintures de Maude Maris ne cherchent pas à tromper la réalité, mais qu’elles la trompent à dessein pour la rendre apparente. L’artiste use de perspectives coniques et centrales aberrantes de manière à ce que ses représentations ne coïncident pas avec les perceptions visuelles, mais qu’elles en accusent la réalité.
Tableau / théâtre / monolieu
La première tentative pour représenter une perspective apparaît en 1584 avec le premier théâtre durable, le Teatro Olimpico de Vicenza. Elle offrait comme l’installation picturale de Maude Maris aujourd’hui plusieurs possibilités d’entrée en scène, et se perfectionna les siècles suivants avec le « monolieu », avant d’atteindre son apogée avec les travaux d’Andrea Pozzo au début du dix-huitième siècle. Ce dernier entreprit de transposer la pratique de la perspective sur les arts plastiques dans les décors « ouverts » du théâtre dont les configurations obliques accentuaient les effets d’échelle recherchés entre l’architecture et les acteurs, selon qu’ils étaient situés en avant ou en arrière du décor. Les propositions de Maude Maris prennent acte de cette histoire, l’assimilent et lui redonnent un nouvel essor, confrontant le sujet et le représenté, la scène et l’auditorium, l’œil multiple et l’espace choisi du regard, le sujet transposé et le sujet absent, l’architecture représentée et le spectateur / acteur dans son théâtre d’exposition.
La seule question du point de vue
Comme une sculpture, les installations disposent de trois dimensions x, y, z, les trois axes qui forment le « repère orthonormé » de la géométrie dans l’espace. D’une certaine manière, l’ensemble construit un décor au centre duquel il conviendra de se placer, sorte de peinture panoramique statique. Pour rompre avec la tradition du point de vue unique de la peinture, et de la camera obscura, les dispositifs de Maude Maris, tel le diorama, s’étalent sur 60, 180 ou 360 degrés, et sont voués, contrairement aux dioramas du passé (scènes d’histoire ou de batailles), exclusivement à l’architecture et aux constructions humaines. Avec la postmodernité et ses techniques, la vidéo, le cinéma, nous connaissons une révolution visuelle ; pourtant, ainsi que dans une peinture romantique de Friedrich dans les cimes montagneuses, le regard se veut toujours dominant face à ce qui lui fait barrage. La position inclinée de l’installation Le barrage ramène à celle des décors, elle permet d’appuyer l’illusion optique en plongée. Maude Maris utilise les lois de la géométrie descriptive, elle réalise un tracé du motif d’architecture à peindre qui offre des surfaces à recouvrir d’aplats et d’autres à peindre de manière plus sophistiquée. Partant d’un point de fuite, elle porte son dessin en perspective avant d’intervenir au pinceau. La pose de ses peintures sur une structure charpentée de bois, tels des chevalets en prothèse, offre, à l’instar des tréteaux pour les tableaux de Claude Rutault, une part de liberté à la peinture qui quitte son mur. Entre peinture de chevalet hybride, sculpture installation contemporaine et décor d’architecture, dans ses perspectives déviées, le propos de Maude Maris pose d’emblée la question du point de vue, et en premier celui d’où l’on regarde. Il faut se placer au bon endroit pour poser un problème, dit Pascal : « Il n’y a pas qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ? »
Après tout, cette peinture c’est ce que vous voyez…
Dans les installations en question, le regard du spectateur doit se ranger, se placer à un point de vue privilégié qu’il doit trouver. Rendu là, il convient de ne se prendre, pour gloser l’écrivain russe Evgueni Evtouchenko, « ni pour un dieu, ni pour un jouet », même si on regarde de haut. Et que voit-on ? « Après tout, cette peinture c’est ce que vous voyez », aurait répondu Olivier Mosset.